Positionnement
des services vétérinaires dans l’économie du pays
La
profession vétérinaire tunisienne prépare un événement important ; en
effet l’Union Générale des Médecins Vétérinaires de Tunisie (UGMVT) et Medical
Veterinary International (MVI : réseau de compétences vétérinaires
tunisiens) célèbrent, comme chaque année, la dernière semaine du mois d’avril, la
Journée Mondiale Vétérinaire, un important
rassemblement de médecins vétérinaires auquel participent plusieurs représentants
d’organisations vétérinaires de pays
arabes, africains, européens et asiatiques. Au cours de cette Journée se
tiennent des tables rondes scientifiques et professionnelles et des sessions
spécifiques sur des sujets d’actualité traitant du rôle et des activités du
médecin vétérinaire dans la société et l’économie.
Ces sujets sont d’une importance capitale pour la plupart des pays. Les productions animales, participent pour une bonne part à la
sécurité alimentaire, à la satisfaction des besoins nutritionnels des
populations de ces pays et à leurs économies. En Tunisie, ces productions,
malgré leur développement assez lent qui se traduit par une faible consommation
de protéines animales par la population, sont des contributeurs significatifs à
la croissance de l’économie nationale et à la richesse du pays. Leur amélioration
quantitative et qualitative revêt un rôle stratégique évident et par leur lutte
contre les maladies animales, les SV permettent d’améliorer les apports d’aliments
et contribuent à la sécurité alimentaire.
La
Tunisie, dont la population est à plus de 30 % agricole, témoigne de
l’importance de ce secteur ; elle possède une partie significative de
cheptel, dont la productivité est toutefois limitée car elle dispose de peu de ressources
fourragères et son élevage ne lui procure pas assez de revenus. En outre, cette
population consomme moins d’aliments d’origine animale que bien d’autres pays
de la rive nord de la Méditerranée. La correction de cette situation nécessite
à elle seule, l’évaluation des Services Vétérinaires (SV) et
l’amélioration de leurs prestations par plus de moyens matériels et humains et
un positionnement indiscutable, leur permettant d’exprimer un potentiel
jusque-là bridé. N’oublions pas qu’au niveau de la consommation intérieure,
l’insalubrité des aliments affecte annuellement des milliers de personnes et
provoque plusieurs mortalités, sans compter la morbidité et les handicaps
engendrés. Exprimée en frais de santé et perte de journées de travail, elle
coûte des millions de dinars à la collectivité.
Rappelons
à cet effet que les SV ont pour mission de protéger la ressource animale,
d’augmenter sa productivité et d’assurer le contrôle de qualité et de salubrité
de ses productions. Ils contribuent, par leurs actions à la sécurité
alimentaire car la prévention et la lutte contre les maladies animales permet
essentiellement de protéger les ressources animales utiles à l’alimentation de
la population. Or, l’organisation du contrôle des grandes maladies animales,
des maladies transfrontalières, des épizooties et des zoonoses, ne peut
s’appuyer que sur l’action publique, puisqu’il est nécessaire de mettre en
œuvre des mesures de police sanitaire. En considération de ces
impératifs socio-économiques, il n’est pas possible de concevoir un État
souverain établi sur la base de lois et d’institutions, sans cette « Institution »
que sont les S V, autorité nationale compétente, occupe une place de choix dans
toute politique de développement visant la sécurité et la santé de la
population.
Au
niveau des exploitations, les SV, aidés par les vétérinaires libres praticiens,
jouent un rôle majeur en veillant à la détection et à l’alerte précoces,
à l’acheminement des prélèvements aux laboratoires de diagnostic, à la
surveillance et au traitement des maladies animales, et notamment des
affections pouvant avoir des répercussions sur la santé publique. N’oublions
pas, en effet, que la plupart des foyers de maladies d'origine
alimentaire sont dus à la contamination des aliments par des agents pathogènes
zoonotiques, au niveau de la production. Par ailleurs, les SV jouent un rôle
clé dans les enquêtes épidémiologiques et la prise de mesures adéquates, une
fois la source identifiée.
Nous
ne devons pas non plus oublier que la valorisation des ressources animales, se
fait également par l’exportation d’animaux et d‘aliments d’origine
animale, certifiés conformes aux normes de salubrité internationales. Cette certification
exige, une maîtrise sanitaire et une traçabilité, que seuls des SV compétents
sont en mesure d’assurer. Le rôle de ces SV est de fournir aux partenaires
commerciaux, les certificats sanitaires attestant que les produits
exportés répondent aux normes internationales de santé animale et de sécurité
alimentaire.
Ces SV
jouent également un rôle central dans l'utilisation raisonnée des produits
biologiques et des médicaments vétérinaires (antibiotiques et autres
antimicrobiens), chez les animaux d'élevage. Leur action vise à réduire les
risques d’antibiorésistances et de concentrations dangereuses de résidus de
médicaments vétérinaires, dans les aliments d'origine animale.
Dans
le cadre de leurs activités régaliennes, les SV veillent au
développement et à la protection des ressources animales, à la salubrité des
denrées alimentaires d’origine animale et à la certification nationale et internationale
des animaux et de leurs produits et productions, à l’importation comme à
l’exportation. Ils constituent un instrument essentiel du développement de
l’élevage, de la santé animale, de la santé publique et de la sécurité
sanitaire des aliments. Pourtant, dans notre pays, la position de ces services
au sein de l’administration publique - sous la double tutelle des ministères de
l’agriculture et de la santé publique qui se disputent les prérogatives liées à
la nature des activités vétérinaires– et les moyens budgétaires qui leur sont
alloués, les placent en position de faiblesse par rapport aux tâches qu’ils
doivent mener.
Ce positionnement,
et les moyens dont ces services disposent depuis que la privatisation des
activités vétérinaires est appliquée, a conduit à définir la nature des activités
régaliennes et à un recentrage des SV officiels sur des activités définies
légalement. Ce recentrage confère à ces activités un rôle obligatoire en
matière de santé publique vétérinaire dont la santé animale est une composante primordiale.
Toutefois, si le concept d’État de droit est à l’origine de la plupart
des lois fondamentales du pays, ce concept est assez mal intégré par les S V qui,
sur le terrain, ne s’appuient rarement sur une base légale par manque de textes
d’application.
Ce
positionnement a malheureusement conduit à une décentralisation aberrante
des pouvoirs décisionnels confiés aux CRDA qui ont leur propre budget qu’ils
ventilent selon des priorités éloignées des priorités vétérinaires. D’ailleurs
il n’existe pas de services vétérinaires régionaux dans les organigrammes des
CRDA mais des « Arrondissements Production animale » gérés par des
vétérinaires dont les programmes d’activités sont coordonnés par la Direction
générale des SV, et non par la Direction Générale de la Production animale. Il
est extrêmement important que cesse ce bicéphalisme incompréhensible, nuisible
autant aux activités vétérinaires, dont le caractère d’urgence n’échappe à
personne, qu’aux activités de production animale - ces dernières pouvant
être exercées autant par les vétérinaires que par les zootechniciens - et d’établir
des critères applicables aux projets et programmes de lutte contre les maladies
animales et de contrôle des productions animales.
C’est
dans cette optique que L’OIE, Organisation Mondiale de la Santé Animale, et les
autres organisations internationales spécialisées (FAO, OMS, Codex alimentarus,
PNUD) considèrent que d’un point de vue économique, les SV d’un pays
constituent un bien public. Ils participent à la sécurité des échanges
mondiaux aussi bien en ce qui concerne les maladies transfrontalières que les
épizooties ou la salubrité des denrées alimentaires animales et sont éligibles
à un financement public national, régional ou international adapté.
C’est
ainsi que, devant les situations régressives des SV dans de nombreux pays, y
compris en Tunisie, l’OIE s’est engagée en 2006, dans le cadre de son mandat de
participation à la sécurité sanitaire des échanges et à la solidarité
internationale, à définir des critères de fonctionnement des SV et à aider ses
Membres à les améliorer. C’est l’objet du processus PVS ou Performance des
Services Vétérinaires qui repose sur les étapes suivantes : diagnostic, prescription, traitement et suivi.
La première étape, le diagnostic ou évaluation PVS a été réalisée en
Tunisie, à l’aide de l’outil OIE qui permet de définir les principaux axes de
progrès, d’évaluer la performance des SV et d’identifier les actions à mettre
en œuvre pour améliorer la gouvernance et proposer des mécanismes de suivi.
L'analyse des écarts PVS qui lui fait suite et qui n’a pas encore été réalisée
en Tunisie, aide à la définition d’objectifs réalistes, détermine les stades
d’avancement à atteindre et la stratégie à mettre en œuvre pour y parvenir,
puis à évaluer les moyens nécessaires aux actions à entreprendre, à l’établissement
d’un budget indicatif et à identifier les ressources humain et matérielles nécessaires
à la réalisation des actions prévues.
Cette
évaluation a révélé qu’en Tunisie, le domaine vétérinaire, y compris
celui d’essence régalienne, est dispersé et mal coordonné ; ses fonctions et
activités constitutives ne sont pas sous l’autorité d’une même tutelle, que
cette dispersion rompt le concept « de la fourche à la fourchette » ou encore
« de l’étable à la table » et qu’il en résulte une perte d’efficience
en raison de concurrences interservices et de la faiblesse de la coordination.
Ce constat permet d’affirmer que, chaque fois qu’il n’y a pas de
coordination pour l’ensemble du domaine, il y a une perte évidente d’efficience.
Le positionnement
des SV officiels dans l’administration publique, en tant qu’institution
assurant une partie de la souveraineté de l’Etat, dépend naturellement de
l’importance de son activité et de sa visibilité. Or l’importance des activités
des SV dépend des moyens qui leurs sont alloués, des moyens modiques s’il en
est, ce qui les conduit à effectuer des choix en fonction des priorités et des
circonstances. Pour ce qui est de la visibilité, ces SV ne sont sur le devant
de la scène que pour leur faire endosser la responsabilité en cas d’accidents
liés à la salubrité des aliments d’origine animale ou d’épizooties meurtrières.
La pêche qui aurait dû leur être rattachée du fait de l’importance du contrôle
sanitaire vétérinaire exercé et de la certification vétérinaire à l’exportation
des produits de la mer, fait l’objet d’une Direction Générale spécifique, hors
du domaine vétérinaire, en raison de son importance et de sa place dans les
exportations. Tout dernièrement, les SV ont été dépouillés de l’hygiène
publique et de la santé publique vétérinaires, des activités qui faisaient leur
force et leur renommée, au profit d’une agence du ministère de la santé
publique.
De
plus, la politique de privatisation imposée dans le cadre des programmes
d’ajustement structurel a été mal conduite. La privatisation est un concept qui
s’est avéré inadaptée aux SV tunisiens, car dans une économie de marché, s’il
est logique de privatiser des services que des professionnels du secteur privé sont
capables de réaliser il faut que le marché soit rémunérateur et organisé. Or,
dans notre pays, les dépenses de santé par animal sont faibles plus de 50% du
pays sont semi-désertiques ou désertiques, donc à faible densité d’animaux. Dans
ces régions, les vétérinaires ont beaucoup de mal à s’installer. Le maillage
vétérinaire du terrain ne peut alors être assuré que par des vétérinaires
bénéficiant du mandat sanitaire pour mener les campagnes de vaccination. Les
effets négatifs de cette politique sont : un vide qui encourage l’exercice
illégal de la médecine vétérinaire, la perte graduelle des compétences
thérapeutiques mandatés et, des revenus qui proviennent surtout de la vente de médicaments
et non des soins et autres actes médicaux.
Ajoutons
à cela que la décentralisation, également préconisée dans le cadre des
ajustements structurels pour des raisons de bonne gouvernance, en associant les
acteurs du secteur privé et de l’administration régionale à la prise de
décision, a été mal appliquée. C’est ainsi que l’inspection des viandes a
été transférée aux municipalités et autres collectivités locales. Or, les SV
sont en charge de telles fonctions et il n’était pas nécessaire de les décentraliser.
Rappelons que l'inspection dans les abattoirs, des animaux vivants et
des carcasses, joue un rôle central de surveillance des maladies animales et
des zoonoses, et de la sécurité des viandes et des produits carnés et de leur
qualité. La maîtrise et/ou la réduction des dangers biologiques significatifs
pour la santé animale et pour la santé humaine, par l’inspection des viandes
avant et après l’abattage, se situent au cœur des responsabilités des SV et ne
sauraient être décentralisés.
En
matière de formation, la Tunisie dispose d’une école nationale de
médecine vétérinaire de qualité, délivrant des diplômes du niveau international.
Or, considérant la réduction progressive du domaine vétérinaire, le nombre de
vétérinaires formés chaque année dépasse les besoins ou les possibilités
d’emploi, ce qui contribue à la dévalorisation de ces diplômes.
Le
rôle des SV s'étend de la production à la transformation et souvent à la
consommation où les vétérinaires exercent une double responsabilité : la
surveillance épidémiologique des maladies animales ainsi que la sécurité
sanitaire et la qualité des aliments d’origine animale où ils jouent un rôle
central. Nous savons tous que la maîtrise des risques alimentaires à
leur source est plus efficace que le contrôle du produit fini pour réduire ou
éliminer les risques d’accidents sanitaires.
Les SV
contribuent à la réalisation de ces activités mais leur positionnement dans ce
domaine est en régression continue car d’autres professionnels - biologistes,
microbiologistes, techniciens du secteur alimentaire, professionnels de la
santé humaine et environnementale et toxicologues - interviennent également
tout au long de la chaîne alimentaire.
En ce
qui concerne les moyens, l’insuffisance de ressources matérielles est
notoire, due à l’erreur commune des décideurs qui considèrent les SV, comme un
poste de dépense budgétaire au lieu de les considérer comme un investissement
et un outil de développement dont on doit augmenter et non réduire les
ressources ; l’absence d’évaluation du rapport coûts/bénéfice des actions
de santé publique vétérinaire fait que les moyens de déplacement, les budgets d’équipement
et de formation du personnel en charge, de la maintenance des bâtiments et matériels,
et des télécommunications, sont insuffisants.
Dans
leur position actuelle, nos SV - par manque de moyens, par absence de
visibilité médiatique et politique et par l’absence d’une volonté politique
affirmée, ont perdu beaucoup de leurs prérogatives, de leurs activités
régaliennes, de leur indépendance technique et de leur efficacité. Ils ne
peuvent plus se renforcer ni s’investir dans les secteurs vitaux tels que la
sécurité sanitaire des aliments ou l’hygiène et la santé publique vétérinaires,
qui faisaient leur force mais qui sont déjà investis par d’autres départements.
La reconsidération de l’organisation des SV et du domaine vétérinaire
couvrant toutes ses activités, et un réexamen de leurs priorités, apparaissent
comme essentiels. La dispersion de ces activités entre différents départements,
la dilution de la chaîne de commandement et la faiblesse du maillage
vétérinaire du territoire, expose les SV au risque d’impuissance face aux
crises et accidents sanitaires majeurs. L’Autorité compétente nationale doit
procurer un environnement institutionnel adapté pour que les SV puissent
élaborer et appliquer les politiques et les normes qui conviennent, et qu’ils
soient en mesure de mobiliser les ressources nécessaires pour exécuter leurs
tâches de manière durable.
Dr.
Khaled El Hicheri
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